Avis de nuit et de Brouillard (4)
Nous n'en parlerons pas
Nous n’en parlerons pas ! Ca va les ennuyer
Et s’ils m’ont invité, c’est pour boire un café
Pas pour leur raconter ma sombre destinée
Non, non ! Et puis d’abord, à quoi sert d’en parler?
Les souffrances d’autrui, c’est bon pour la télé
Mais entendre quelqu’un à qui c’est arrivé…
C’est autre chose ! Non, nous n’en parlerons pas !
A quoi bon remuer ?...Et puis c’est loin tout ça,
Et incroyable aussi : revenir de l’enfer !
Ils ne comprendraient pas. Alors mieux vaut se taire
Et je ne pourrai pas, ne serait-ce qu’une fois
Soutenir des regards qui ne me croiront pas
De plus, ces braves gens pourraient se demander
Comment j’ai pu sortir de là… Comment j’ai fait
Pour résister au froid, au typhus, à la faim
Et pour rester debout aux appels quotidiens
Comment j’ai supporté les morsures des chiens
Et face à l’infinie cruauté des gardiens
Comment je me suis tu. Ils pourraient en douter,
Me prendre pour un fou, et pourquoi pas ? Nier !
Pire : ils pourraient penser que si j’ai survécu
Si au camp on ne m’a ni gazé ni pendu
C’est que j’ai fait partie d’un de ces commandos
Qui ramassaient les morts et poussaient les chariots
Pardonne-t-on à qui a vu tuer son père
Ou laissé arracher l’or des dents de sa mère,
Vu brûler des enfants ?.…Sans rien faire aux tueurs !...
Ou leur obéissant parce qu’on avait peur !
Ils pourraient me juger, eux qui n’y étaient pas
Et puis me condamner d'avoir osé voir ça.
Comment comprendraient ils que l’homme qui était là
N’était qu’un numéro tatoué sur un bras
Un simple corps vivant mais sans identité
Témoin de l’indicible, de l’enfer échappé.
Nous n’en parlerons pas. Car le sort des damnés
Ne se partage pas. Allons boire ce café.
Robert Boublil
22 mai 2015
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